Adolescent, j’ai été témoin de propos qui me hantent encore, malgré l’usure du temps et les caprices de la mémoire. Comment effacer des mots qui se conjuguent à tous les temps et riment avec tous les régimes ? Les paroles tranchantes ne prennent aucune ride : elles marquent à vie.
Feu Siradiou Diallo, alors leader du Parti du Renouveau et du Progrès (PRP), effectuait une tournée politique à la faveur du multipartisme renaissant en Guinée. Reçu à Dinguiraye, ma ville natale, il anima un meeting dans l’un des vestiges du PDG – l’ancien parti unique effondré après la mort de Sékou Touré, dont le regime fut balayé par un coup d’État aussi facile que chevaleresque. Le lieu, autrefois nommé « permanence du parti », avait été rebaptisé « maison des jeunes ».
J’étais dans l’assistance, curieux de voir enfin un homme qui me fascinait, comme tant d’autres, précédé par une réputation mythique de journaliste engagé et par l’aura de l’opposant farouche au père de l’indépendance nationale. Mouctar Diallo, administrateur actuel du journal L’Observateur, qui tenait un kiosque à journaux à Abidjan, en Côte d’Ivoire, attirait le jeune élève que j’étais avec les publications de Jeune Afrique qu’il m’invitait à lire, en particulier les articles signés de Siradiou Diallo qui, pour chaque Guinéen à cette époque, était une légende vivante.
Apostrophé vertement par un citoyen déçu de l’entendre prêcher le pardon et la réconciliation plutôt que d’exiger la justice pour les victimes du camp Boiro et les martyrs tombés sous la révolution enterrée, le leader du PRP, avec le calme et la sérénité qui le caractérisaient, avait réagi en ces termes :
« Demander des comptes en Guinée après Sékou Touré, c’est comme juger l’Allemagne après le régime nazi du Führer Hitler. Tout le monde est coupable. »
Cette cinglante réplique l’avait dispensé de se justifier davantage, car tout avait été dit et la salle était assommée.
Ne pourrait-on pas rappeler la réflexion de Siradiou Diallo à propos de tous les régimes qui se succèdent ? Tout le monde n’est-il pas, à chaque fois, coupable ?
On se plaît et se complaît à juger et condamner à la hâte, dans la précipitation, nos chefs d’État. On oublie que, s’ils sont sur la sellette et sur une ligne de crête, ils règnent plus qu’ils ne gouvernent la plupart du temps, dans la majorité des cas. S’ils sont comptables des actes de tous, autour d’eux gravitent des forces, et se constitue une meute qui n’est pas au-dessus de tout soupçon ni exempte de reproches.
S’ils restent, aux yeux de beaucoup de leurs critiques et contempteurs, les artisans de tous les malheurs, il n’en demeure pas moins que d’autres qu’eux tirent les ficelles et les poussent à la faute. Ils ne sont forts que du soutien apparent qu’on leur manifeste bruyamment, n’osent certaines décisions et initiatives que parce qu’on leur a donné l’assurance d’une certaine « approbation populaire ».
En clair, ils exécutent la volonté du peuple avec son assentiment et son soutien, mesurables à quoi ? Bien sûr, aux clameurs qui leur profitent, aux apparences qui leur procurent des alibis. Le peuple, manipulé par les élites, est le même qui abuse de la naïveté et de la vulnérabilité des dirigeants en acceptant de hurler avec les loups.
Ce sont des citoyens, des populations — si l’on veut, la masse ou le peuple — qui descendent dans la rue, manifestent, organisent des marches, participent à des mobilisations afin d’exprimer, à la place des dirigeants, leurs desiderata, en leur nom et pour leur compte, leurs ambitions, difficiles à porter et à assumer.
Il est vrai que le libre arbitre, la faculté de discernement et la lucidité personnelle permettent d’éviter bien des pièges et de ne pas succomber aux chants des sirènes. Cependant, trop souvent, les foules spontanées ou les déferlements humains prémédités constituent une caution morale à la dérive et une excuse parfaite aux parjures.
Pourtant, lorsque le navire coule, le capitaine est seul dans la tempête. Les rats, qu’ils fuient avant le naufrage ou restent jusqu’à l’abîme, trouveront toujours une issue pour s’en sortir : certains parce qu’ils sont partis avant qu’il ne soit trop tard, d’autres parce qu’ils n’avaient ni responsabilités publiques ni hautes fonctions à exercer.
Tous sont complaisamment exonérés de toutes les fautes commises ensemble, alors que, peut-être, sans l’aveuglement des fausses assurances données par certains et les excès de zèle d’autres, les faits pour lesquels l’on voudrait couper les têtes des coupables désignés ne se seraient jamais produits.
Personne ne demande à épargner les coupables, mais se pose-t-on toujours la question de savoir qui a exhorté à la culpabilité, l’a encouragée et soutenue ?
Ceux qui sont honnis, haïs et indexés ne sont pas forcément les plus grands fautifs. Il suffit de poser la question aux anciens chefs d’État.
Lors du procès relatif à la tragédie du 28 septembre 2009, le capitaine Moussa Dadis Camara, direct et franc, a levé un coin du voile sur la difficulté à se fier aux gens et sur l’hypocrisie en politique.
Des personnes anonymes, visiteurs du soir tapis dans l’ombre des chefs et derrière les rideaux, troublent la paix dans la cité et mettent en péril la République et la nation.
Ni cités ni compromis publiquement, ces visages inconnus, figures discrètes, sont les génies malfaisants des palais, les véritables bourreaux des chefs et des peuples. Ils bénéficient de l’immunité de l’anonymat et de l’impunité garantie par la méconnaissance de leurs rôles néfastes.
Puis, il y a le « peuple », celui qu’on fait applaudir, qui prête le flanc à tout et pousse activement à la commission d’infractions, sachant qu’il ne peut pas être puni en tant que tel, même si ceux qui s’identifient à lui ou le convoyent peuvent se faire épingler.
Pour des fautes commises avec la bénédiction de « son peuple » — qui, soit ne dit rien et est donc consentant, soit monte au créneau pour faire acte d’allégeance et se montre complice —, le chef de l’État, et dans une moindre mesure ses fidèles, sont les seuls à subir la vindicte populaire ou le glaive d’une justice sélective et expéditive. Un ou quelques-uns devront payer pour tous et répondront des crimes de tous : c’est l’injustice de la vie et la tyrannie de l’histoire.
Quand les sanctions sont individuelles alors que les torts sont partagés, pourquoi ceux, plus nombreux, passés entre les mailles du filet ne recommenceraient-ils pas de plus belle, n’étant ni couverts d’opprobre, ni bannis, encore moins frappés ? C’est bien connu, l’impunité est le terreau nourricier de la récidive.
Ce qui transparaît, en fin de compte et en filigrane, dans la saillie de Siradiou Diallo pour expliquer son choix de préférer le pardon et la paix des braves à une justice impossible à rendre, c’est qu’on ne peut pas faire le procès d’un pays tout entier, ni juger un peuple dans sa globalité. Il estimait qu’il est aberrant que quelques individus soient traînés devant les tribunaux alors que tout le monde a la conscience chargée et a participé, directement ou indirectement, aux crimes.
À sa façon, il a repris à son compte l’avertissement de Jésus qui, pour sauver une femme accusée d’adultère, lança à la cantonade : « Que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre. »
Quel Guinéen peut encore se risquer à donner des leçons aux autres ? Quel cadre — politique, citoyen — peut juger les autres et leur faire la morale ?
Nous savons tous désormais que tricher, mentir, se servir, se renier, se rabaisser dans notre pays dépend du contexte et de ce que l’on peut gagner pour soi et les siens. L’opinion a été tant bernée par la faune des donneurs de leçons et défenseurs attitrés du « peuple ». Ouf !
Déjà qu’on ne croyait en rien ni en personne, il est désormais admis et permis de douter de tout et de se méfier de tout le monde.