Après avoir lancé, en 24 heures, une spectaculaire rébellion armée et s’être approché à quelques centaines de kilomètres de Moscou, Evguéni Prigojine a finalement annoncé samedi soir que ses hommes, les mercenaires de Wagner, rentraient dans leur camp pour éviter que du sang russe ne soit versé. De son côté, Vladimir Poutine, qui avait dénoncé une « trahison » au cours de la journée, demeure muet depuis la fin des événements. RFI analyse cette séquence inédite en compagnie de Nicolas Gosset, chercheur expert de la Russie et de l’Eurasie à l’Institut royal de défense à Bruxelles.
RFI: C’est finalement une médiation du président biélorusse, Alexandre Loukachenko, qui a permis la désescalade. Wagner se retire. Evguéni Prigojine part en Biélorussie et il n’y aura aucune poursuite pour lui ni pour ses hommes. Comment peut-on expliquer cette spectaculaire volte-face ?
Nicolas Gosset : C’est très difficile à expliquer. Il y a énormément de spéculations, bien évidement. Mais vous pointez à juste titre l’aspect le plus surréaliste de ce dénouement. L’homme qui était pointé publiquement par le président de la Fédération de Russie comme coupable de haute trahison se retrouve finalement blanchi avec une sorte de laissez-passer vers la Biélorussie. Le rôle d’Alexandre Loukachenko n’est pas la dernière chose la moins surprenante dans toute cette affaire.
Mais, en tout cas, cela démontre de manière évidente le délabrement du monopole de la violence légitime en Russie puisque désormais, il est toléré par la tête du pouvoir russe de monter une mutinerie armée et de s’en sortir sans aucune forme de pénalité, si ce n’est un exil – qui n’est même pas véritablement démontré car personne ne sait véritablement où se trouve Prigojine.
Evguéni Prigojine, justement, a été acclamé samedi soir, lors de son départ Rostov-sur-le-Don. Quel bilan pour lui après ces 24 heures ?
C’est un camouflet, puisqu’il a perdu la face et il n’a pas obtenu le socle minimum de ce pourquoi il prétendait se battre. Tout cela remonte au 10 juin, lorsque le ministère russe de la Défense a imposé la signature de contrats par les milices russes [signature que refusait Prigojine et ses hommes, NDLR]. Et là en fait, les soldats de Wagner qui n’ont pas participé à la mutinerie doivent signer un contrat et ceux qui ont participé, on ne sait pas très bien. Ils ont des garanties de sécurité, dit-on, donc ils peuvent continuer à évoluer entre la Russie et l’Ukraine sans conséquences.
Les ambitions personnelles de Prigojine, ça reste un point d’interrogation. À partir du moment où il n’est pas soumis à la loi, tout reste possible pour l’avenir. Ou alors son existence même est mise en péril, nous n’en savons rien. Mais disons que lui et Poutine ont perdu la face dans cette affaire, à moins que tout cela ne soit en fait qu’un « faux – vrai » coup d’État et qu’il s’agissait – d’une certaine manière – de mettre en scène une réussite, en tout cas une grande percée des ambitions des plus radicaux à l’intérieur de l’État russe. Cette situation est tellement surréaliste que tout est envisageable.
Vous disiez que Vladimir Poutine sort lui aussi affaibli. Les Ukrainiens parlent d’une « humiliation » pour le président russe. C’est le terme que vous choisissez aussi ?
Disons qu’à partir du moment où il reste au pouvoir et qu’il a eu des marques de soutien des individus du premier cercle autour de lui, l’humiliation est toute relative. Ce qui est surtout humilié dans cette histoire, c’est la capacité de l’État russe à exercer le monopole de la violence légitime. Puisqu’on a vu quand même des hommes armés, n’appartenant pas formellement au ministère de la Défense et aux organes de sécurité, progresser de manière relativement libre à travers tout le sud de la Fédération de Russie et prendre le contrôle d’installations militaires de premier plan, sans qu’il n’y ait de coups de feu ou de véritable résistance armée.
Mais quand Vladimir Poutine se retrouve à devoir faire appel à une médiation d’Alexandre Loukachenko, le président biélorusse qui fut par le passé présenté comme rival, est-ce qu’on peut dire qu’à l’international aujourd’hui, son image de toute puissance est très largement ternie, fragilisée ?
Oui. Ceci étant, sur la rivalité Poutine-Loukachenko, là franchement, ce n’est pas vraiment l’objet. Ce qui est étrange, c’est qu’Alexandre Loukachenko, depuis 2020 et son maintien à la tête de la Biélorussie en dépit des manifestations et de leur répression, est devenu un « client absolu » de Vladimir Poutine, dépendant du soutien de Moscou pour se maintenir au pouvoir.
On ne sait pas dans quel contexte il y a eu négociation, on ne sait pas où cela s’est fait, puisque, théoriquement, Evguéni Prigojine était censé être à Rostov-sur-le-Don au cours de la journée. Donc, il y aurait eu quoi ? Une médiation par téléphone entre Alexandre Loukachenko et Evguéni Prigojine ? Tout cela est tellement inattendu et peu circonstancié que l’on en vient à douter de nombreux éléments qui nous sont avancés ce dimanche. Et la médiation Loukachenko n’est certainement pas des moindres.