L’ONG Human Rights Watch dénonce l’exécution sommaire par des militaires nigériens de deux membres présumés de Boko Haram, en mai, dans le sud-est du Niger. Cette accusation, qui résulte d’une enquête sur une vidéo, s’ajoute à plusieurs autres allégations de violations des droits humains visant l’armée nigérienne.
Les images sont difficiles à soutenir. Une vidéo d’un peu plus d’une minute, filmée depuis un véhicule blindé, montre une course poursuite entre des hommes à pied et des soldats de l’armée nigérienne à bord de blindés Mamba MK7.
Les militaires passent d’abord devant un véhicule renversé et écrasent un premier homme allongé au sol. Puis ils poursuivent un deuxième homme en lui tirant dessus. Le fuyard zigzague entre les rares buissons de cette zone désertique du sud-est du Niger, près de la frontière avec le Nigeria, selon la localisation identifiée par l’organisation de défense des droits de l’Homme Human Rights Watch (HRW). Touché par balle, ce dernier s’écroule au sol et deux des blindés passent sur lui en roulant. Un des soldats lève alors les bras en signe de victoire. Un autre s’écrie : « Arrêtez, il est tombé, il est mort! »
L’incident a été filmé par un soldat nigérien et la vidéo postée sur les réseau sociaux où elle a activement circulé. Alertée, HRW, qui n’a pu se rendre sur place en raison de la pandémie de Covid-19, a analysé les images et demande aujourd’hui au Niger d’ouvrir une enquête sur les faits qui « s’apparentent à des crimes de guerre », peut-on lire dans un communiqué, publié le 12 juin.
Le Niger en guerre contre le terrorisme
Interpellé par l’ONG, le gouvernement nigérien balaye l’accusation de « crime de guerre », tout en confirmant que les faits se sont bien déroulés sur le sol nigérien. Ils se sont produits le 11 mai, lors d’une opération des forces armées nigériennes contre Boko Haram au sud de Diffa, la grande ville du sud-est nigérien. Selon le ministère nigérien de la défense, un « groupe » de 25 « terroristes de Boko Haram » a été tué ce jour-là.
Membre du G5-Sahel et de la Force multinationale mixte (MNJTF), qui coordonne les opérations des États limitrophes du lac Tchad contre Boko Haram, le Niger fait face depuis des années à des attaques jihadistes dans ses zones frontalières. Dans l’Ouest, aux frontières avec le Mali et le Burkina Faso, il subit des attaques meurtrières des groupes sahéliens ; dans le Sud-Est, il fait face aux exactions de Boko Haram et du groupe État islamique en Afrique de l’Ouest (Iswap). Début mai, Boko Haram a considérablement accru ses attaques dans la région de Diffa, tuant notamment, le 3 mai, deux soldats et en blessant trois autres.
Le Niger inscrit donc l’incident dans sa lutte anti-terroriste. Un responsable gouvernemental a affirmé à HRW que les victimes étaient des membres de Boko Haram, impliqués dans le meurtre d’un lieutenant nigérien, au sud de Diffa. Selon lui, les militaires de la vidéo étaient ses subordonnés et cherchaient à venger sa mort. L’armée nigérienne ne « devrait pas être jugée sur la base de cet incident », argue-t-il, « il ne faut pas s’attendre à ce qu’un tribunal militaire condamne ces hommes pour avoir tué des membres de Boko Haram ».
Cible militaire légitime ou crime de guerre ?
Mais HRW rappelle que le contexte de la lutte antiterroriste n’excuse pas tout. « Tout d’abord rien ne permet de confirmer ou d’infirmer que ces hommes appartenaient bien à Boko Haram », commente auprès de France 24 Jonathan Pednault, chercheur à la division Crise et conflits de HRW.
Les divergences de points de vue entre le Niger et l’ONG résident ensuite dans l’interprétation des faits. « D’abord, la victime qu’on voit dans les premières secondes de la vidéo est au sol : ça veut dire qu’elle est soit blessée, soit qu’elle s’est mise volontairement hors de combat », détaille Jonathan Pednault. « Quant au deuxième homme – en admettant qu’il soit un ennemi légitime – il fuit. Dans le code de la guerre, cela autoriserait effectivement de le neutraliser. Mais à partir du moment où il est blessé, ce n’est plus pareil. Et on voit clairement des soldats qui s’acharnent sur lui, lui tirent dessus et lui roulent deux fois dessus Là, ça devient un crime de guerre ».
Selon l’article 3 de la Convention de Genève de 1949, il est en effet interdit d’attaquer « des personnes qui ne participent pas directement aux hostilités, y compris les forces armées qui ont déposé les armes ou qui ont été mises hors de combat par […] blessure ». Ce à quoi les autorités nigériennes rétorquent par l’argument de la légitime défense. Dans une lettre du 8 juin, le ministre nigérien des Affaires étrangères, Kalla Ankourao, affirme que la deuxième victime portait une ceinture d’explosifs et qu’il n’a pas levé les mains pour se rendre, ce qui fait de lui une cible militaire légitime. « Le véhicule blindé n’avait d’autre but que de protéger les soldats en cas de déclenchement de la charge explosive », écrit le ministre à HRW.
Là encore, HRW conteste. « La vidéo ne permet pas de confirmer l’existence d’une telle ceinture », estime Jonathan Pednault. « Et s’il en portait une, lui rouler dessus était-elle vraiment la manœuvre à faire pour protéger les soldats plutôt que de tenter d’immobiliser la cible à distance ? »
Multiplication des accusations d’exactions contre l’armée nigérienne
« L’armée nigérienne a pourtant excellente réputation », nuance Jonathan Pednault, rappelant que cette dernière reçoit des aides financières et stratégiques ainsi que des équipements de la France et des États-Unis, entre autres, pour son action et son engagement dans la lutte antiterroriste. « Mais depuis le début de l’année, elle est mise en cause par plusieurs allégations d’exactions lors d’opérations au Mali ou au Niger ».
Début avril, la mission de l’ONU au Mali (Minusma) a dénoncé la « multiplication » de méfaits imputés aux armées nationales au Sahel. Elle a notamment dénombré une trentaine d’exécutions extrajudiciaires par l’armée nigérienne sur le sol malien. Fin mars, des cas de violation de droits humains par les Forces de défense et sécurité (FDS) nigériennes ont également été signalés par des civils dans le Nord-Tillaberi, dans le sud-ouest du pays. Selon un rapport consulté par France 24, les communautés peul et Touareg imputent aux FDS des exécutions sommaires, disparitions forcées et autres arrestations avec actes de tortures.
À chaque fois, le Niger a démenti les faits mais accepté de diligenter des enquêtes – internationales pour les accusations de l’ONU et nationales dans le cas de Tillaberi. Le gouvernement nigérien affirme vouloir « rétablir la réalité des faits » et démontrer « son attachement au respect des droits de l’Homme ». Dans la dernière affaire en date, celle de Diffa, HRW demande également que soit menée « une enquête crédible et impartiale pour aboutir à l’établissement des responsabilités ».