𝐍𝐹𝐼𝐬 𝐬𝐹𝐩𝐩𝐞𝐬 𝐭𝐹𝐼𝐬 đœđšđźđ©đšđ›đ„đžđŹ ! ( đđšđ« 𝐓𝐱𝐛𝐹𝐼 đŠđšđŠđšđ«đš )

 

Adolescent, j’ai Ă©tĂ© tĂ©moin de propos qui me hantent encore, malgrĂ© l’usure du temps et les caprices de la mĂ©moire. Comment effacer des mots qui se conjuguent Ă  tous les temps et riment avec tous les rĂ©gimes ? Les paroles tranchantes ne prennent aucune ride : elles marquent Ă  vie.

Feu Siradiou Diallo, alors leader du Parti du Renouveau et du ProgrĂšs (PRP), effectuait une tournĂ©e politique Ă  la faveur du multipartisme renaissant en GuinĂ©e. Reçu Ă  Dinguiraye, ma ville natale, il anima un meeting dans l’un des vestiges du PDG – l’ancien parti unique effondrĂ© aprĂšs la mort de SĂ©kou TourĂ©, dont le regime fut balayĂ© par un coup d’État aussi facile que chevaleresque. Le lieu, autrefois nommĂ© « permanence du parti », avait Ă©tĂ© rebaptisĂ© « maison des jeunes ».

J’étais dans l’assistance, curieux de voir enfin un homme qui me fascinait, comme tant d’autres, prĂ©cĂ©dĂ© par une rĂ©putation mythique de journaliste engagĂ© et par l’aura de l’opposant farouche au pĂšre de l’indĂ©pendance nationale. Mouctar Diallo, administrateur actuel du journal L’Observateur, qui tenait un kiosque Ă  journaux Ă  Abidjan, en CĂŽte d’Ivoire, attirait le jeune Ă©lĂšve que j’étais avec les publications de Jeune Afrique qu’il m’invitait Ă  lire, en particulier les articles signĂ©s de Siradiou Diallo qui, pour chaque GuinĂ©en Ă  cette Ă©poque, Ă©tait une lĂ©gende vivante.

ApostrophĂ© vertement par un citoyen déçu de l’entendre prĂȘcher le pardon et la rĂ©conciliation plutĂŽt que d’exiger la justice pour les victimes du camp Boiro et les martyrs tombĂ©s sous la rĂ©volution enterrĂ©e, le leader du PRP, avec le calme et la sĂ©rĂ©nitĂ© qui le caractĂ©risaient, avait rĂ©agi en ces termes :
« Demander des comptes en GuinĂ©e aprĂšs SĂ©kou TourĂ©, c’est comme juger l’Allemagne aprĂšs le rĂ©gime nazi du FĂŒhrer Hitler. Tout le monde est coupable. »
Cette cinglante rĂ©plique l’avait dispensĂ© de se justifier davantage, car tout avait Ă©tĂ© dit et la salle Ă©tait assommĂ©e.

Ne pourrait-on pas rappeler la rĂ©flexion de Siradiou Diallo Ă  propos de tous les rĂ©gimes qui se succĂšdent ? Tout le monde n’est-il pas, Ă  chaque fois, coupable ?
On se plaĂźt et se complaĂźt Ă  juger et condamner Ă  la hĂąte, dans la prĂ©cipitation, nos chefs d’État. On oublie que, s’ils sont sur la sellette et sur une ligne de crĂȘte, ils rĂšgnent plus qu’ils ne gouvernent la plupart du temps, dans la majoritĂ© des cas. S’ils sont comptables des actes de tous, autour d’eux gravitent des forces, et se constitue une meute qui n’est pas au-dessus de tout soupçon ni exempte de reproches.
S’ils restent, aux yeux de beaucoup de leurs critiques et contempteurs, les artisans de tous les malheurs, il n’en demeure pas moins que d’autres qu’eux tirent les ficelles et les poussent Ă  la faute. Ils ne sont forts que du soutien apparent qu’on leur manifeste bruyamment, n’osent certaines dĂ©cisions et initiatives que parce qu’on leur a donnĂ© l’assurance d’une certaine « approbation populaire ».

En clair, ils exĂ©cutent la volontĂ© du peuple avec son assentiment et son soutien, mesurables Ă  quoi ? Bien sĂ»r, aux clameurs qui leur profitent, aux apparences qui leur procurent des alibis. Le peuple, manipulĂ© par les Ă©lites, est le mĂȘme qui abuse de la naĂŻvetĂ© et de la vulnĂ©rabilitĂ© des dirigeants en acceptant de hurler avec les loups.
Ce sont des citoyens, des populations — si l’on veut, la masse ou le peuple — qui descendent dans la rue, manifestent, organisent des marches, participent à des mobilisations afin d’exprimer, à la place des dirigeants, leurs desiderata, en leur nom et pour leur compte, leurs ambitions, difficiles à porter et à assumer.

Il est vrai que le libre arbitre, la facultĂ© de discernement et la luciditĂ© personnelle permettent d’éviter bien des piĂšges et de ne pas succomber aux chants des sirĂšnes. Cependant, trop souvent, les foules spontanĂ©es ou les dĂ©ferlements humains prĂ©mĂ©ditĂ©s constituent une caution morale Ă  la dĂ©rive et une excuse parfaite aux parjures.
Pourtant, lorsque le navire coule, le capitaine est seul dans la tempĂȘte. Les rats, qu’ils fuient avant le naufrage ou restent jusqu’à l’abĂźme, trouveront toujours une issue pour s’en sortir : certains parce qu’ils sont partis avant qu’il ne soit trop tard, d’autres parce qu’ils n’avaient ni responsabilitĂ©s publiques ni hautes fonctions Ă  exercer.

Tous sont complaisamment exonĂ©rĂ©s de toutes les fautes commises ensemble, alors que, peut-ĂȘtre, sans l’aveuglement des fausses assurances donnĂ©es par certains et les excĂšs de zĂšle d’autres, les faits pour lesquels l’on voudrait couper les tĂȘtes des coupables dĂ©signĂ©s ne se seraient jamais produits.
Personne ne demande Ă  Ă©pargner les coupables, mais se pose-t-on toujours la question de savoir qui a exhortĂ© Ă  la culpabilitĂ©, l’a encouragĂ©e et soutenue ?

Ceux qui sont honnis, haĂŻs et indexĂ©s ne sont pas forcĂ©ment les plus grands fautifs. Il suffit de poser la question aux anciens chefs d’État.
Lors du procĂšs relatif Ă  la tragĂ©die du 28 septembre 2009, le capitaine Moussa Dadis Camara, direct et franc, a levĂ© un coin du voile sur la difficultĂ© Ă  se fier aux gens et sur l’hypocrisie en politique.

Des personnes anonymes, visiteurs du soir tapis dans l’ombre des chefs et derriĂšre les rideaux, troublent la paix dans la citĂ© et mettent en pĂ©ril la RĂ©publique et la nation.
Ni citĂ©s ni compromis publiquement, ces visages inconnus, figures discrĂštes, sont les gĂ©nies malfaisants des palais, les vĂ©ritables bourreaux des chefs et des peuples. Ils bĂ©nĂ©ficient de l’immunitĂ© de l’anonymat et de l’impunitĂ© garantie par la mĂ©connaissance de leurs rĂŽles nĂ©fastes.

Puis, il y a le « peuple », celui qu’on fait applaudir, qui prĂȘte le flanc Ă  tout et pousse activement Ă  la commission d’infractions, sachant qu’il ne peut pas ĂȘtre puni en tant que tel, mĂȘme si ceux qui s’identifient Ă  lui ou le convoyent peuvent se faire Ă©pingler.
Pour des fautes commises avec la bĂ©nĂ©diction de « son peuple » — qui, soit ne dit rien et est donc consentant, soit monte au crĂ©neau pour faire acte d’allĂ©geance et se montre complice —, le chef de l’État, et dans une moindre mesure ses fidĂšles, sont les seuls Ă  subir la vindicte populaire ou le glaive d’une justice sĂ©lective et expĂ©ditive. Un ou quelques-uns devront payer pour tous et rĂ©pondront des crimes de tous : c’est l’injustice de la vie et la tyrannie de l’histoire.

Quand les sanctions sont individuelles alors que les torts sont partagĂ©s, pourquoi ceux, plus nombreux, passĂ©s entre les mailles du filet ne recommenceraient-ils pas de plus belle, n’étant ni couverts d’opprobre, ni bannis, encore moins frappĂ©s ? C’est bien connu, l’impunitĂ© est le terreau nourricier de la rĂ©cidive.
Ce qui transparaĂźt, en fin de compte et en filigrane, dans la saillie de Siradiou Diallo pour expliquer son choix de prĂ©fĂ©rer le pardon et la paix des braves Ă  une justice impossible Ă  rendre, c’est qu’on ne peut pas faire le procĂšs d’un pays tout entier, ni juger un peuple dans sa globalitĂ©. Il estimait qu’il est aberrant que quelques individus soient traĂźnĂ©s devant les tribunaux alors que tout le monde a la conscience chargĂ©e et a participĂ©, directement ou indirectement, aux crimes.
À sa façon, il a repris Ă  son compte l’avertissement de JĂ©sus qui, pour sauver une femme accusĂ©e d’adultĂšre, lança Ă  la cantonade : « Que celui qui n’a jamais pĂ©chĂ© jette la premiĂšre pierre. »

Quel GuinĂ©en peut encore se risquer Ă  donner des leçons aux autres ? Quel cadre — politique, citoyen — peut juger les autres et leur faire la morale ?
Nous savons tous dĂ©sormais que tricher, mentir, se servir, se renier, se rabaisser dans notre pays dĂ©pend du contexte et de ce que l’on peut gagner pour soi et les siens. L’opinion a Ă©tĂ© tant bernĂ©e par la faune des donneurs de leçons et dĂ©fenseurs attitrĂ©s du « peuple ». Ouf !
DĂ©jĂ  qu’on ne croyait en rien ni en personne, il est dĂ©sormais admis et permis de douter de tout et de se mĂ©fier de tout le monde.